« Quand on aime, il ne s’agit pas de sexe »

J. Lacan

Eros est le dieu de l’amour pour les Grecs de l’Antiquité, c’est un personnage peu fréquentable, espiègle, cruel, voire vulgaire. Pour Lucrèce, un poète romain du premier siècle avant notre ère, « L’amour est un abcès qui, à le nourrir, s’avive et s’envenime ». Freud n’a pas de difficulté pour décrire l’amour, c’est une folie, une des formes avérées de psychose. Lacan affirme que quand on aime, il ne s’agit pas de sexe et pour lui l’amour c’est l’amour du signifiant. Pour Lucien Israël, un psychanalyste de Strasbourg, l’amour est ce qui lève le dégout, le moment amoureux étant ce qui érotise le corps de l’autre. Les religieux et les humanistes ont trouvé la bonne formule pour domestiquer ce sentiment incontrôlable, imprévisible et aliénant en le dirigeant vers un objet impossible à saisir, l’amour de Dieu ou l’amour de l’humanité. Dieu et l’humanité n’ont pas à se prononcer à propos de l’amour qu’on leur porte. Ce « déplacement » comme disent les psychanalystes de l’amour vers un objet lointain et idéal est astucieux et efficace, mais génère des contraintes que tous ne sont pas à même de supporter, à l’exception des saints… Et dans ce cas s’agit-il encore d’amour, de celui qui nous étreint quand on tombe amoureux ? Quel est ce sentiment étrange qui nous fait sortir de nous-même et nous précipite vers l’autre et vers l’inconnu ? Quel sont les mécanismes de l’amour ? Quelle est sa logique et surtout… que faire de l’amour ?

Cet article vous propose un bref survol des élaborations et élucubrations théoriques à propos de l’amour.

L’amour victorieux de Caravage (1601)

Le mythe d’Aristophane

Le mythe d’Aristophane

Le Banquet de Platon est un texte philosophique écrit en 380 ans avant notre ère, il est constitué d’une suite de discours sur l’amour. L’un des invités à ce repas mondain, Aristophane raconte le mythe qui porte son nom : à une époque ancienne les humains avaient la forme d’une boule avec quatre mains, quatre jambes, deux têtes, quatre oreilles et deux sexes, ils étaient androgynes et donc bi-sexuels. Ambitieux, ils voulurent prendre la place des dieux et Zeus, le dieu suprême, les coupa en deux « comme on coupe un poisson » pour les punir, puis demanda à Apollon de leur rendre une apparence plus acceptable. Depuis les humains sont malheureux et chaque partie est à la recherche de sa moitié pour tenter de s’unir à elle. Alors que les humains « boules », androgynes, naissaient de la terre, la nouvelle version s’engendre mutuellement par accouplement. Ainsi est né l’amour, cet irrépressible désir de retrouver sa part manquante. Aimer c’est donc tenter de faire de nouveau « Un », c’est essayer de retrouver sa complétude et se réparer de la coupure originelle.

D’après le mythe d’Aristophane l’amour s’origine dans le manque, il est un mouvement vers l’autre à la recherche de sa part manquante et c’est une part de soi que l’on (re)trouve dans l’autre. Cette idée originale sera reprise par la psychanalyse. Plus personne ne croit que les humains ont été séparés de leurs moitiés aux temps anciens et pourtant quand on aime, c’est bien celui ou celle qui nous manque que l’on a envie d’étreindre, de serrer contre soi et c’est cette part trop souvent absente qui nous fait souffrir. Quelle est la nature de ce manque ?

L’amour maternel

Elisabeth Vigée-Lebrun, Madame Vigée-Lebrun et sa fille (1789)

On raconte que pendant la première guerre, les soldats mortellement blessés entre les deux lignes de front appelaient désespérément leur mère, preuve d’un attachement primitif profond, solide et qui dure. L’une des premières images qui vient à l’esprit quand on parle d’amour c’est celui que l’on porte à sa mère, cet l’amour idéal et fantasmé que Vigée-Lebrun a peint dans ses tableaux.

Pourtant l’amour maternel, contrairement aux apparences, n’a rien de naturel, c’est une construction sociale et psychique. Être femme et être mère ne sont pas des positions interchangeables, elles sont souvent en opposition et l’objet d’un conflit dont les enfants portent la marque. Pour la plupart d’entre nous, la relation mère/enfant est pensée comme une unité, l’enfant serait une partie de la mère dont il se détacherait progressivement. Du point de vue de la biologie l’enfant peut être pensé comme un parasite greffé sur le corps de la mère dont elle se débarrasse avec l’accouchement. Les relations entre la mère en l’enfant sont dans la réalité très éloignées de la dyade apaisante, idéale et réconfortante qui est fantasmée dans l’après-coup des premières années de la vie de l’enfant. Bien sûr, l’amour maternel, le lien à la mère, sa tendresse, son affection sont indispensables au bon développement de l’enfant et la mère est attachée à son enfant par un lien à la fois tendre et solide, mais cet amour ne prend toute sa valeur que si l’on considère sa face sombre, cette face est oubliée, réprimée, refoulée, « unterdrückt » dans la langue de Freud, c’est-à-dire « tombée dans les dessous » au moment de l’amnésie infantile. Il est vital pour l’enfant que la mère soit présente, mais dès qu’elle s’éloigne, son absence est cause d’angoisse et génère le chaos, l’enfant est saisi par un désir de dévoration du corps de la mère dès sa naissance et il a peur que cette agressivité revienne sur lui. L’impossible séparation de la mère, la douleur du sevrage provoque de la frustration, de l’agressivité, de la détresse, des traumatismes et de la haine d’après la psychanalyste d’origine hongroise Mélanie Klein.

L’amour, n’a rien de naturel

L’amour Menaçant, Etienne Maurice Falconet, (Ermitage). Lire à propos de cette statue

Alors que les animaux sont rapidement autonomes et séparés de leurs géniteurs, les humains sont de véritables prématurés, ce phénomène étudié par le philosophe Dany-Robert Dufour s’appelle la néoténie. Les petits humains ont besoin d’être protégés et nourris pendant une très longue période et la plupart des fonctions qui sont caractéristiques de leur espèce : la marche, la parole, la vie en société s’acquièrent dans le temps avec l’éducation et au contact de l’entourage ce qui marque profondément la nature et l’expression des sentiments humains. Les animaux sont poussés par l’instinct pour satisfaire leurs besoins, alors que les humains doivent en passer par le langage pour exprimer leur demande ou leur désir. Il n’existe plus d’accès direct et la satisfaction n’est plus celle du besoin, elle passe par une demande adressée à l’entourage et ne parvient à satisfaction qu’en fonction de son bon vouloir et de la manière dont elle est exprimée. C’est en quelque sorte le prix à payer pour le passage de la nature à la culture. Cette contrainte oblige les humains à devenir des êtres sociaux qui doivent tenir compte des autres et du monde qui les entoure. Elle fait d’eux des êtres dociles et soumis qui se plient à un certain nombre de règles pour parvenir à se satisfaire. Lacan cite une maxime de La Rochefoucauld : « Il y a des gens qui ne seraient jamais tombés amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ». Autrement dit, quelle est la part du milieu et de ce qui se dit et s’échange entre les humains dans les sentiments que nous éprouvons vis-à-vis de nos semblables ? La question mérite considération, nous pouvons déjà faire le constat que nous n’aimons pas de la même manière que nos parents ou nos grands-parents. Nous constatons également la diversité des formes d’amour dans le monde.

L’amour, c’est l’art d’accommoder les restes

L’hypothèse de la psychanalyse, c’est que l’amour de l’entourage, de la mère ou de celui ou celle qui fait office de mère, origine le rapport au monde de l’enfant. Aux premiers âges de la vie, l’enfant ne dissocie pas sa mère de lui-même et pour le dire en une formule simple : l’enfant est la mère, ou le père… il ne s’agit pas ici de la génitrice, mais de la personne qui remplit la fonction maternelle quelque-soit son sexe. Dolto remarque que le père et la mère sont une seule et même personne pendant la première période de l’enfance et elle utilise le mot : « Mapa » ou « Pama » pour qualifier les deux parents. Vers l’âge d’un ou deux ans, à l’époque dite du stade du miroir, s’opère une dissociation. L’enfant se reconnaît comme une entité unifiée et séparée et s’identifie à son reflet dans le miroir et se différencie d’avec les autres et d’avec les objets qui l’entourent. De cette période, nous ne connaissons plus rien à l’âge adulte, c’est la période d’avant le langage et il nous est quasiment impossible de mettre en mot ce qui justement précède son acquisition, c’est ce que l’on appelle l’amnésie infantile. Certains détracteurs de la psychanalyse bataillent à propos de ce concept, ils pensent qu’après des années de thérapie, une séance d’hypnose ou une séance de psychologie alternative, ils vont parvenir à retrouver et revivre le moment de leur naissance ou les premiers moments dans les bras de leur mère. C’est possible sans doute, mais en fantasme ou en imagination…

Les amants, Magritte (1928)

Les premiers moments de la vie influencent profondément les humains au point que tous les objets de désir ou d’amour qu’ils rencontrent par la suite en portent la marque. Freud soutient que tous les objets d’amour qui se succèdent dans notre vie – « objet » au sens où c’est vers eux que se dirige notre affection – sont des retrouvailles. Autrement dit, quand on aime, ce sont ces attachements premiers à la mère et au père qui sont réactivés. Ces attachements prennent une forme nouvelle et inconsciente. Bien sûr, je n’aime pas mon compagnon ou ma compagne de la même manière que j’aimais mon père ou ma mère, mais l’empreinte laissée par cet amour premier, originaire est déterminante. Quel est donc la nature de cette détermination ?

S’aimer soi-même dans l’autre

C’est parce que les humains sont dépendants de leur entourage pendant de longues années que Freud affirme qu’aimer, c’est aimer celui qui nous protège ou aimer la main qui nous nourrit. C’est à dire que l’amour repose, s’étaye sur l‘attachement à celui ou celle qui s’est occupé de l’enfant dans son jeune âge. C’est ce qu’il appelle l’amour par étayage. Plus tard l’amour devient narcissique, c’est-à-dire qu’aimer, c’est aimer son image dans l’autre. L’amour narcissique, n’est pas toujours confortable parce que celui que vous aimez vient rarement prendre complètement la place de votre propre image narcissique… Qu’il soit par étayage ou narcissique, ces conceptions de l’amour sont des manières d’affirmer que dans l’amour, c’est d’abord de soi dont il s’agit. L’amour est un mouvement d’affection vers l’autre, sans doute, mais qui revient sur soi pour sa propre satisfaction. Comment pourrait-il en être autrement ? Nous aimerions penser que notre amour est pur, désintéressé construit sur la recherche d’un idéal désintéressé, mais force est de constater qu’il n’est jamais agréable de dépenser ses sentiments en pure perte, nous nous devons de récupérer nos investissements d’affect pour ne pas être en déficit et les diriger vers un objet d’amour satisfaisant… narcissiquement. Quand l’amour n’est pas ou plus partagé, quand l’autre n’est plus ou s’est enfui et qu’il n’y a plus personne pour renvoyer cette image gratifiante de nous-même, l’amour s’étiole et disparaît. Cela peut prendre du temps et c’est souvent très douloureux. L’amour est cruel…

L’objet « a »

Les concepts bricolés par Lacan aux gré de ses années d’enseignements sont de véritables couteaux suisses et sont utilisables pour plusieurs usages. Par exemple celui que Lacan appelle « l’autre », qu’il écrit « a », qui représente le partenaire, l’alter ego, la personne dans laquelle on se reconnaît dans la rencontre, est à l’origine d’un autre concept, celui « d’objet petit a ».

Illustration : Andrew Loomis 

Cet objet particulier est ce que Lacan reconnaît avoir inventé, c’est son précieux, son truc à lui. « L’objet petit a » s’origine dans l’autre, « a », mais il en n’en est qu’une partie, celle qui attire, séduit, brille et fascine. « L’objet petit a », objet cause du désir, comme il le définit concerne entre autre chose l’amour. Avec ce concept, Lacan fait la synthèse des hypothèses qui précèdent et pousse l’élaboration plus avant. L’objet « petit a » est un objet insaisissable, difficile à situer dans l’autre, à la limite il correspond à son enveloppe. L’idée étonnante et originale qu’avance Lacan à son propos, c’est que c’est un objet que vous avez déposé dans l’autre. Quand vous êtes amoureux, vous êtes amoureux d’un truc que vous avez déposé dans l’autre et qui vous fascine, bien que vous ayez bien du mal à l’isoler et à l’identifier. La différence entre « l’objet a » et les autres objets qui nous entourent, c’est qu’une fois repéré, c’est lui qui vous regarde, il acquiert un statut propre, il se situe entre soi et l’autre. Jean Richard Freymann écrit dans l’ouvrage qui m’a servi de référence pour écrire cet article : « A lui seul, il va avoir ces effets d’amour ».

L’Amer amour, Jean Richard Freymann, éditions Eres

« Cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose… »

D’après les différentes conceptions de l’amour auxquelles je viens de faire référence, le « a », « l’autre », c’est-à-dire le ou la partenaire n’est qu’un appât, un prétexte, il est cause du désir, c’est lui qui lui donne l’impulsion, la direction du processus. Le véritable objet du désir, l’objet d’amour originaire, est à jamais perdu. L’autre, le partenaire, se présente toujours comme une imitation, une répétition, il se révèle toujours inadéquat… et interchangeable : l’amour est un sentiment qui nous confronte à un « impossible ». Si on accorde du crédit à cette description du phénomène de l’amour, celle ou celui que l’on aime n’est jamais véritablement pris en compte puisque l’amour est entièrement dirigé vers sa propre personne. Pourtant, quand nous aimons l’autre n’est pas qu’un objet passif qui subit notre amour, non seulement il ne compte pas pour rien dans le phénomène, mais il est le plus souvent actif. Est-il possible d’imaginer une conception de l’amour qui ne soit pas entièrement dirigée sur soi, qui ne soit pas uniquement narcissique ? Pour cette raison Lacan explore une autre piste, celle de l’amour comme métaphore. Il utilise une image plutôt plaisante : « L’amour c’est une main qui se tend vers un fruit ou une fleur ou une bûche pour cueillir… » jusque-là on est dans une recherche de satisfaction issue d’un manque comme dans les hypothèses précédentes « … A cet instant surgit de la fleur ou du fruit ou de la bûche une main qui attrape celle du cueilleur ». Vous étiez tendu vers l’objet convoité pour le ravir et vous êtes vous-même ravi par l’objet qui imite à votre geste et vous fait subir ce que vous vouliez lui faire subir. Ce qui est mis en avant dans cette proposition, ce n’est plus uniquement un mouvement d’emprise et de possession de l’autre. Alors que vous souhaitiez faire du partenaire votre objet de satisfaction : « Je t’aime, tu me manques, j’ai besoin de toi, je m’approprie ton corps, ta personne, ta vie… », l’autre surgit et vous attrape, il vous prend à votre propre jeu. Vous étiez attiré par l’autre et vous êtes en train de devenir l’objet de l’autre. Celle ou celui que vous convoitiez s’est transformé et se présente maintenant sous un jour différent. Vous êtes « pincé » dit joliment Jean-Richard Freymann. Ce mouvement fait apparaître une conflictualité qui trouve sa source dans les premiers instants de la vie humaine. C’est le conflit éprouvé par le nourrisson quand, du fait de sa prématuration, il est à la merci des soins et de l‘attention de son entourage pour sa survie. Il s’agit du conflit entre se nourrir et se laisser nourrir, entre manger et être mangé, entre faire et se laisser faire… dans ces propositions duelles il s’agit de la même action : nourrir, manger, faire… ce qui change, c’est la position vis-à-vis de l’action. Remarquez qu’il ne s’agit pas de contraires : L’opposé de « nourrir », c’est « ne pas nourrir », avec « se laisser nourrir » vous êtes dans une position passive. C’est un peu la même chose en amour : vous alliez croquer l’autre et vous vous retrouver sous sa dent, vous étiez aimant et vous vous retrouvez aimé, vous étiez actif et vous devenez passif. Pour Lacan il n’y a pas de symétrie possible entre ces deux positions. Pour le dire plus conceptuellement il s’agit d’un glissement de la position de sujet à celle d’objet : objet et sujet sont clivés, entre les deux il y a une barre, le sujet est barré comme le dit Lacan. Ce qui signifie qu’on ne peut pas être l’un et l’autre, vous êtes soit l’un, soit l’autre. Pourquoi dans ce cas l’amour est métaphore ? Parce que l’impasse où vous êtes quand vous aimez l’objet désiré et qu’il vous retourne son amour dérange votre projet, ce mouvement vous entraîne en territoire inconnu, sur une scène nouvelle. Vous êtes bousculé dans un autre espace où vous devez inventer un nouveau rapport à l’autre, un rapport autre que celui qui consiste à en faire votre objet ou à devenir le sien. Cette nouvelle position, qui n’est pas celle du prédateur, ni celle de l’objet est une position tierce assez inconfortable et cet écart, ce mouvement c’est ce qu’on appelle l’amour. L’amour serait ce déplacement. Mais rien n’indique que vous y répondiez positivement, qu’il soit accessible pour vous ou que vous trouviez un intérêt à ce nouveau jeu… D’autant que l’amour vous met dans une position instable. L’amour qui se présente comme métaphore devient une expérience « poïétique » à la fois fragile et poreuse d’après Philippe Choulet. La poïétique étant par définition « une réflexion sur l’acte de faire, de créer en tant qu’homme de parole. »
On peut rêver comme Kant d’y mettre bon ordre et de trouver un point de stabilité par le biais d’un pacte : « Je te prête mon corps pour que tu en jouisses et tu me prêtes le tien pour que je fasse de même et on est tour à tour prédateur et objet de l’autre », mais pour que ça tienne, Kant doit en référer à un tiers, Dieu, la loi et le mariage. Le pacte évoqué par Kant concerne la situation conjugale et rien n’indique qu’il implique la relation amoureuse. Le pacte kantien a une fâcheuse a tendance à se transformer en un contrat pervers avec le temps et le désir laisse place à la revendication d’un droit. C’est bien ce que n’acceptent plus les femmes aujourd’hui à propos de l’amour et de ce qu’on appelait autrefois le devoir conjugal.

Cupidon de William-Adolphe Bouguereau (1870)

Aimer, c’est aimer un signifiant

C’est un autre apport de Lacan à la psychanalyse et à l’amour qui date de l’époque dite structuraliste et qui n’est pas le plus facile à saisir. Je vais tenter d’en dire quelques mots sans trop réduire sa pensée. Vous croyez aimer une personne bien vivante, celle que vous serrez dans vos bras par amour, alors que vous êtes tombé amoureux ou amoureuse d’un signifiant. Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous vivez avec un ou une partenaire que vous aimez pendant plusieurs années et au cours de votre analyse vous découvrez que son prénom est le même que celui de la partenaire qui précède, vous découvrez que sa date de naissance est la même que celle de votre frère, que son nom est l’anagramme ou une partie du votre propre nom, vous découvrez que vous l’avez rencontré(e) le jour où votre meilleur ami vous a présenté(e) celui ou celle qui est devenue le père ou la mère de ses enfants… Et vous vous interrogez sur le rôle de ces « signes » en regard des choix faits au cours de votre vie passée. L’hypothèse que propose Lacan c’est que ces « signes », ces coïncidences : ce prénom, cette date anniversaire, ces lettres dans un nom propre ou cette rencontre seraient la preuve de l’influence déterminante de notre milieu sur notre destin et sur notre existence. Prenez le temps de réfléchir un moment avant de ranger cette hypothèse dans le rayon des idées farfelues. Ce que risque Lacan, c’est que le monde existait avant notre naissance et que nous y avons pris place. Nous sommes, bien sûr, libres de nos faits et gestes, mais cette liberté est possible dans le cadre déterminé de notre milieu, de notre époque, avec ses codes, ses valeurs, ses signes, c’est une des définitions de ce que Lacan appelle le grand Autre et qu’il écrit « A ». Vous vous croyez libre de mener votre vie comme bon vous semble et vous découvrez que vous êtes sous le coup d’une logique inconsciente qui vous dirige, ce que Lacan appelle le « désir de l’Autre ». Cette idée, qui au cœur de la théorie psychanalytique, représente l’inconscient en action. Ce sont des concepts de ce genre qui font toujours scandale. Ils sont la pierre d’achoppement de l’édifice psychanalytique, celui qui écorne le sentiment de toute puissance des humains. La condition humaine n’est pas celle d’un conquérant, elle n’est pas centrale, c’est une position boiteuse, toujours instable et appelée sans cesse à la ruine. Il est difficile de ne pas convenir que la psychanalyse énonce là et depuis son invention, une intuition aujourd’hui de plus en plus partagée.

Si vous accordez quelque intérêt à cette hypothèse de Lacan, ça donne un drôle de visage à l’amour et au hasard de la rencontre. Nous ne sommes plus dans un conte de fée ou une romance dans laquelle nous avons le choix de décider, de contrôler et de choisir notre destin, nous sommes dans un système, une structure déjà constituée dans laquelle nous prenons place et qui décide de ce qui est possible ou pas. Nous avons toujours notre libre arbitre, mais cette liberté est dépendante de ce que Lacan appelle les « signifiants ». Un peu comme si vous arriviez sur un rond-point au volant de votre voiture, vous êtes libre d’aller ou bon vous semble, à condition de rester sur la route c’est-à-dire de vous plier aux choix proposés.

Regardez et écoutez l’interview de Patrice Maniglier sur le structuralisme.

L’amour et les modernes

Pendant longtemps, la conjugalité (le mariage) correspondait à « l’échange des femmes » comme l’écrit Lévi-Strauss. C’était avant tout une affaire d’alliance entre familles et de transmission du nom et des biens, l’amour venait de surcroît… ou pas. Ce n’est qu’à partir du 16e siècle que « les modernes » ont pensé l’avenir comme un des champs du possible et ont inventé le progrès, la mondialisation, la subjectivité, les « droits humains », mais aussi le capitalisme et la conquête coloniale en opposition avec les valeurs du monde d’avant basés sur la tradition et la préservation d’un ordre stable et immuable. Les modernes ont fait de l’amour une des causes possibles du mariage.

Molière (1622-1673)

C’est ce qu’affirme Molière dans sa pièce de théâtre : « L’école des femmes » en 1663. Ce qui n’est plus acceptable, c’est que des jeunes femmes se marient avec des vieux sous la contrainte et dans l’ignorance de ce dont elles sont l’objet. La conception « moderne » était ce mouvement de libération, d’émancipation et de conquête des droits et aussi celui de la mise en avant de l’amour.
Pour Jean-Claude Milner en Occident s’est construit un idéal où la réponse aux trois questions : qui j’aime, avec qui je couche et qui j’ai épousé, est unique. C’est-à-dire que je couche avec celui ou celle que j’aime et que j’ai épousé. J’aime qui j’ai épousé et avec qui je couche et j’ai épousé celui ou celle que j’aime et avec qui je couche. L’unité de la « structure discursive » qui en découle, c’est à dire la manière dont on fait tenir ces trois questions ensemble en une réponse unique, n’est rien d’autre que ce que Foucault appelle « la sexualité », qui n’est rien de plus qu’une théorisation du bonheur conjugal. C’est cet idéal qui constitue l’horizon de notre manière de concevoir la sexualité. C’est ainsi que la doctrine du mariage d’amour s’est imposée dans nos sociétés occidentales.
( Lire l’article de Jean-Claude Milner « Une sexualité l’autre » dans l’ouvrage collectif « Sexualités en travaux ».)

La répression des pulsions

Sigmund Freud (1856 1939)

Je vous propose un léger détour pour aborder la question des pulsions.

L’hypothèse de Freud est que« notre civilisation est construite sur la répression des pulsions ». Chaque individu cède une partie de sa personnalité, de son pouvoir et de son agressivité au profit du bien commun et ainsi s’établit un pacte qui permet à chaque individu d’être accueilli dans la communauté humaine, d’être intégré de manière singulière (subjective) dans ce que Lacan appelle le grand Autre au prix du renoncement à sa toute-puissance pulsionnelle (et infantile). Pour Freud ce renoncement est au fondement même de la vie sociale et c’est la seule manière d’établir des rapports possibles aux autres, c’est-à-dire débarrassé de l’agressivité et de la violence des pulsions primaires… par sublimation. Pour dire les choses autrement et plus radicalement : que faire « réellement » avec notre semblable ? Il est possible de le battre, de le tuer, de le manger, de le dominer et le soumettre ou encore de s’en servir comme objet sexuel en laissant libre cours aux pulsions primaires et agressives qui nous consituent et qui sont la source même de la vie. Il est aussi possible de réprimer ces pulsions et de les détourner vers un autre but par un chemin plus long. C’est ainsi qu’un rapport différent avec l’autre (notre semblable) peut s’établir… rapport qui n’existe que parce qu’on est « castré » au sens de la psychanalyse, la castration étant le fait d’employer une autre manière pour satisfaire ses pulsions. Dolto fait remarquer que pour que l’enfant parle il faut qu’il lâche le sein, qu’il soit sevré. La tétée et la parole étant deux des manières de satisfaire la pulsion orale, mais par des voies différentes qui ne produisent pas les mêmes effets.

Wilhem Reich (1897-1957)

Tous les psychanalystes de l’époque de Freud n’abondent pas dans ce sens. Un de ses disciples les plus brillants et parmi les plus jeunes, Wilhem Reich, qui sera exclu du mouvement, fuira le nazisme et finira pas se perdre dans des théorisations discutées sur la sexualité, met en doute l’hypothèse freudienne de répression des pulsions dès les années trente :
« Il existe de hautes cultures qui sont dépourvues de tout répression sexuelle et dotées d’une vie sexuelle libre. (…) La théorie freudienne ne saurait expliquer toutes les formes culturelles et éducatives de l’humanité, elle est juste si l’on l’applique aux formes particulières du patriarcat, où la répression sexuelle sert de fondement à une psychologie des masses qui permet cette culture-là. »
(La révolution sexuelle (1936), lire l’extrait)

(Fin de la première partie)

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